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Tout un monde nouveau s’offrait à son regard mais Falcon dut attendre plus d’une heure avant de pouvoir l’admirer. Il lui fallait tout d’abord vérifier les systèmes et s’assurer qu’ils répondaient aux commandes, puis faire des tests pour déterminer quelle chaleur permettait d’obtenir la force ascensionnelle désirée et quelle quantité de gaz il convenait de libérer pour redescendre. Le problème de la stabilité était capital et il lui restait à régler la longueur des suspentes reliant la capsule à l’énorme ballon piriforme afin d’amortir les vibrations et de se déplacer sans à-coups.
Il avait eu de la chance. À cette altitude les vents étaient réguliers et le Doppler qui sondait la surface invisible de la planète géante lui indiquait que sa vitesse relative était de 348 kilomètres par heure, modeste pour un milieu où des déplacements d’air à 2 000 kilomètres par heure avaient été observés. Mais la rapidité était en soi secondaire car les véritables dangers provenaient des turbulences. S’il pénétrait dans l’une d’elles, il ne pourrait compter que sur son habileté et son expérience conjuguées à une réaction immédiate pour s’en tirer. Et ce n’étaient pas des paramètres qu’il pouvait programmer à ce stade dans l’ordinateur de bord du Kon-Tiki.
Il attendit d’avoir obtenu la confirmation qu’il avait l’appareil bien en main pour prêter attention aux responsables du Contrôle de mission qui le pressaient de passer à la suite du programme. Il déploya alors les pylônes hérissés d’instruments de mesure et d’analyseurs d’atmosphère. La capsule qui ressemblait à présent à un sapin de Noël décoré sans symétrie dérivait en douceur sur les vents joviens et transmettait des flots de données aux enregistreurs du Garuda, et il eut enfin le loisir de regarder autour de lui.
Sa première impression fut quelque peu décevante, ainsi basée sur des souvenirs personnels de la Terre. Toute proportion gardée, il aurait pu faire de l’aérostation au-dessus des nuages de l’Inde. L’horizon ne paraissait pas plus éloigné que sur son monde natal. Il ne pouvait croire qu’il se déplaçait sur une planète au diamètre onze fois plus important. Il sourit et effectua une correction mentale, car un coup d’œil au radar infrarouge qui sondait les strates atmosphériques venait de lui confirmer à quel point il était aisé d’induire en erreur les sens d’un être humain.
Les souvenirs qui lui servaient de référence changèrent de nature. Il voyait désormais Jupiter comme des centaines de sondes automatiques l’avaient fait avant lui. Les nuages qui paraissaient n’être qu’à cinq kilomètres de distance se situaient en fait douze fois plus bas. Et l’horizon, qu’il eût estimé à environ deux cents kilomètres, se profilait à près de 3 000.
La clarté cristalline de l’atmosphère d’hydrohélium et la courbure de l’énorme planète auraient trompé tout observateur non averti. Il était ici encore plus difficile d’évaluer des distances que sur la Lune. Tout devait être au moins multiplié par dix. On l’avait préparé à procéder à cette conversion mais des éléments de son esprit refusaient d’admettre que Jupiter était démesuré à ce point et préféraient encore croire qu’il avait été réduit au dixième de sa taille normale.
Sans importance. Ce monde était sa destinée. Il savait au fond de son être qu’il finirait par s’accoutumer à son échelle.
Mais, alors qu’il fixait cet horizon incroyablement lointain, il lui semblait qu’un vent plus froid que l’atmosphère extérieure soufflait à l’intérieur de son âme. Tous ses arguments en faveur d’une exploration non robotisée de cette planète s’avéraient spécieux et il obtenait la confirmation d’une conviction profonde. Les humains n’avaient pas leur place, ici. Il serait le premier et dernier homme à descendre au sein des nuages de Jupiter.
Au-dessus de lui le ciel était presque noir et uniforme, à l’exception de quelques cirrus d’ammoniac qui dérivaient à une altitude supérieure d’une vingtaine de kilomètres. Il régnait un froid intense, là-haut aux marches de l’espace, mais la température et la pression croissaient rapidement au fur et à mesure de la descente. Là où le Kon-Tiki dérivait actuellement il faisait cinquante degrés au-dessous de zéro et la pression était déjà cinq fois plus importante que sur la Terre. Cent kilomètres plus bas l’air était aussi chaud qu’à l’équateur et la pression équivalente à celle du fond des mers les moins profondes. Des conditions d’existence idéales.
Un quart de la brève journée jovienne s’était déjà écoulé. Le soleil arrivait à mi-chemin de son ascension vers le zénith mais sa clarté sur la nappe de nuages manquait singulièrement d’éclat. Le parcours supplémentaire de six cents millions de kilomètres affaiblissait son intensité et, bien que limpide, le ciel paraissait couvert. À la tombée de la nuit le crépuscule serait bref. C’était le matin, mais la luminosité correspondait à celle d’une fin de journée d’automne.
Même s’il n’y avait pas de saisons, sur Jupiter.
Le Kon-Tiki s’abaissait au centre de la ceinture équatoriale… la zone la plus terne de la planète. Ici, la mer de nuages qui s’étendait jusqu’à l’horizon avait une teinte saumon presque uniforme, sans les jaunes, les roses et les rouges qui zébraient Jupiter partout ailleurs. La grande tache rouge – la caractéristique la plus spectaculaire de ce monde – se situait des milliers de kilomètres plus au sud. Ils avaient été tentés d’effectuer la descente à son emplacement, là où les sondes avaient transmis des images de panoramas fantastiques, mais les planificateurs de la mission estimaient que les perturbations tropicales étaient « plus actives que de coutume » depuis quelques mois, avec des courants qui dépassaient un milliard de kilomètres par heure. Se diriger vers ces tourbillons eût été aller au-devant de sérieux ennuis. Il faudrait attendre une prochaine expédition pour tenter de percer les mystères de la grande tache rouge.
Le dais argenté du ballon éclipsait le Soleil qui traversait le ciel deux fois plus vite que sur la Terre et approchait déjà du zénith. Le Kon-Tiki dérivait rapidement et sans heurts vers l’ouest à 348 kilomètres par heure, mais seuls les échos du radar et les calculs instantanés de son pilote le révélaient.
Tout était-il toujours aussi paisible, ici ? se demanda Falcon. Les scientifiques chargés d’analyser les données transmises par les sondes tenaient des discours persuasifs sur les zones de calme joviennes. Ils avaient affirmé que l’équateur serait le secteur le plus paisible et tout laissait présager qu’ils avaient vu juste. Sur l’instant, leurs prévisions l’avaient laissé sceptique. Il partageait sans réserve l’opinion d’un chercheur à la modestie rare qui lui avait déclaré :
— Nul ne peut se targuer d’être un expert de Jupiter.
Eh bien, sans doute le pourrait-il avant la fin de cette journée. S’il survivait jusque-là.
*
À bord du Garuda, Buranaphorn déboucla son harnais et s’écarta de la console en flottant lentement dans les airs. Un instant plus tard, la remplaçante du directeur de vol se glissa dans le système de sangles. Budhvorn Im, une petite Cambodgienne, portait l’uniforme du Service spatial indo-asiatique et avait l’oiseau de feu symbole du grade de colonel cousu sur ses épaules.
— Pour l’instant, c’est encore moins passionnant qu’une simulation, commenta Buranaphorn.
— Je m’en félicite, déclara Im. Et j’espère que ça va durer.
Elle procéda à l’appel de ses collègues qui remplaçaient les contrôleurs de la première équipe.
Le com interne du Garuda grésilla et ils entendirent la voix lasse de Chowdhury.
— Passerelle à Contrôle de mission.
— Oui, capitaine ?
— Un cutter du Bureau spatial qui appareille de Base Ganymède sollicite l’autorisation de nous aborder. Il n’a que deux passagers à son bord et le rendez-vous est prévu à dix-neuf heures et vingt-trois minutes.
— Quelle est la raison de leur visite ? s’enquit Im, surprise.
— Ils n’ont fourni aucune précision.
Il se tut. Un com crépitait en arrière-plan.
— Ils confirment leur requête.
— Pas d’objections des deux équipes, mais je crains un mauvais alignement pendant les manœuvres de jonction.
— Dois-je répondre que vous me demandez de refuser cette autorisation ?
— S’ils ont vraiment l’intention de venir nous voir leur simple demande deviendra un ordre, et il serait sans objet de les mécontenter. Mais veuillez rappeler au commandant de cet appareil que notre mission est très délicate et me tenir informée de la suite des évènements.
— Comme vous voudrez.
Chowdhury coupa la liaison.
Im ignorait pourquoi le Bureau spatial leur envoyait deux hommes en plein déroulement de l’opération, mais cet organisme avait tous les droits. Et elle ne redoutait pas vraiment un incident. Seul un accident lors de l’accouplement des appareils – fortement improbable – pourrait provoquer une interruption des communications avec le Kon-Tiki.
Mais lorsqu’elle leva les yeux sur ses collègues – dont les consoles étaient disposées en cercle en face de son poste –, elle vit de l’appréhension sur les visages de certains d’entre eux… une inquiétude que ne pouvait justifier le déroulement normal de cette mission.
*
Elle prit conscience du monde obscur qui la cernait au sein d’un brouillard rougeâtre de souffrance. Sparta écouta, assez longtemps pour s’assurer de la bonne marche de l’opération. Elle entendit Im et Chowdhury discuter de l’approche d’un cutter du Bureau spatial mais ne se sentit pas concernée. Ce n’était pas son affaire. Le dénouement approchait.
Elle chercha à tâtons son tube de Striaphan et en sortit un autre cachet blanc. Il fondit avec une douceur exquise sous sa langue…
*
Elle n’est plus « Dilys ». Elle est redevenue Sparta. Sa combinaison noire la protège du froid qui ne peut agresser que ses joues et le bout de son nez. Elle n’est qu’une ombre qui se déplace dans les bois révélés par l’aube. Ses cheveux courts sont dissimulés sous la capuche de son vêtement et seul son visage est exposé à la morsure de l’air.
Elle attend dans la forêt que le soleil monte dans le ciel et apporte aux arbres humides de rosée les chaudes couleurs de ce mois d’octobre. L’odeur des feuilles lui rappelle celle d’un autre automne, dans l’État de New York, en compagnie de Blake. Juste avant leur séparation.
Ces senteurs… on ne peut les humer sur nulle autre planète du système solaire. Les relents de la pourriture. Sans décomposition, pas de vie. Sans vie, pas de putréfaction. Ont-ils vraiment créé cette chose immonde, ou favorisé son développement sur Vénus, Mars et la Terre ? Sur deux de ces mondes les semences de l’existence ont été desséchées, gelées, cuites ou emportées par des pluies acides brûlantes ou des vents de CO2 glacés. Ce n’est que sur la Terre qu’elles ont pris racine dans l’humus de leur propre désagrégation.
Et cette corruption se répand vite. Elle a envahi toute la planète et se dissémine déjà dans l’espace.
La vie, si répugnante, est-elle un don du Pancréateur… pour reprendre le terme singulier qu’utilisent les prophètes pour se référer à Eux ? Ceux qui « séjournent sur le grand monde », à en croire la Connaissance. Elle se rappelle à présent tous ses enseignements, qui ont été également inclus dans la programmation de Falcon. Il y est proclamé que les Créateurs attendent parmi les « messagers qui résident dans les nuages » le signal du « réveil » que doivent leur transmettre les « élus »… les membres du Libre Esprit.
Ces derniers l’ont choisie pour apporter ce signe, façonnée pour tenir ce rôle. Ils l’ont modifiée afin qu’elle puisse se porter à leur rencontre, les écouter et leur parler – grâce aux organes émetteurs qu’elle a perdus sur Mars – dans le langage des symboles qu’ils lui ont appris avant de l’effacer imparfaitement de son esprit après l’avoir jugée indigne d’une telle mission.
Le soleil se lève. Un dard de lumière orangée empale la forêt imprégnée de rosée et se reflète dans les yeux pâles de Sparta.
Elle résiste à notre autorité.
S’opposer à nous, c’est s’opposer à la Connaissance.
Mais les traîtres à son enseignement sont les membres du Libre Esprit. Esclaves de leurs ambitions, ces faux prophètes se gaussent du nom qu’ils se sont donné. Ils sont aveugles à leurs traditions et n’ont pu voir que Sparta a assimilé la Connaissance qui s’est épanouie en elle. Ce savoir a mûri, puis éclaté comme une figue restée trop longtemps suspendue à sa branche et qui s’ouvre sur sa chair cramoisie lourde de semences. Ils sont trop stupides pour constater qu’ils ont obtenu bien plus qu’ils n’auraient pu espérer, trop bornés pour voir ce qu’ils ont créé. Car Sparta est la Connaissance Incarnée.
Face à son refus de s’engager sur la même voie qu’eux, ils se sont retournés contre elle. Ils ont tenté d’effacer la Connaissance de son esprit, de la consumer par le feu, de la drainer en même temps que son sang.
Mais elle leur a échappé et a mis à profit les années écoulées depuis pour procéder lentement à la reconstitution de son être à partir des lambeaux de chair déchiquetée et brûlée qui subsistaient d’elle. Elle s’est endurcie, dépouillée de sa compassion, et à la fin de ce processus de résurrection elle doit agir conformément à son destin. Elle fera ce que la Connaissance – dont elle est un avatar – exige d’elle.
Elle commencera par tuer ceux qui ont tenté en vain de la pervertir. Pas pour assouvir une vengeance, car elle a dépassé le stade de la colère et ces misérables la laissent désormais indifférente, mais la situation doit être clarifiée, assainie. Et éliminer ceux qui ont fait d’elle ce qu’elle est devenue, en commençant par Lord Kingman et ses invités, permettra déjà d’y voir un peu plus clair.
Ensuite, elle tuera l’usurpateur, la créature semi-humaine qu’ils ont voulu lui substituer. Ce Falcon. Avant qu’il ne puisse apporter son message mensonger dans les nuages.
Depuis son point d’observation dans les bois elle voit une silhouette apparaître sur la terrasse de la demeure de Kingman. Le soleil levant ourle la maison de lumière. La brume matinale qui se love sur la pelouse et dans les fougères donne au bâtiment l’aspect d’un décor peint sur la scène d’un théâtre.
Elle laisse l’image transmise par son œil droit s’agrandir sur l’écran de son esprit. Elle est incroyablement nette et sans distorsion… le Striaphan a un tel effet sur le cerveau.
Il s’agit de l’homme qu’ils appellent Bill, celui dont l’odeur corporelle est un étrange mélange de senteurs diverses. Il regarde dans sa direction, comme s’il savait où elle se dissimule… ce qui est impossible, à moins qu’il ne possède une vision télescopique comparable à la sienne.
Là où il se dresse, il constitue une cible dégagée. Mais elle ne peut tirer, bien qu’elle dispose d’un pistolet de compétition. Le tournoiement gyroscopique imprimé à tout projectile qui résiste à la gravité l’entraînerait dans une large spirale avant qu’il n’ait atteint la terrasse. À une telle distance, même l’ordinateur le plus performant de la planète – celui enchâssé dans son cerveau – ne peut calculer quel sera le point d’impact avec une précision supérieure à un demi-mètre.
D’autre part, ses balles explosives sont fatales dès qu’elles atteignent un bout de chair, même à cinquante centimètres d’un organe vital.
Mais non, Bill peut attendre.
Et voici que Kingman sort par la grande porte. Il a enfilé une veste de chasse et s’est muni d’un fusil. Il recule en voyant Bill. Il est évident qu’il préférerait l’éviter, mais il est trop tard. Elle écoute…
— Rupert, il n’était pas dans mes intentions de…
— Veuillez m’excuser. J’ai décidé d’aller faire un nouvel essai contre ce maudit rat des arbres. Je l’aurai peut-être, cette fois.
La voix de Kingman est à la fois cassante et basse. Il ne regarde pas son interlocuteur dans les yeux. Le fusil de chasse repose au creux de son bras et il est évident qu’il doit faire un effort de volonté pour ne pas relever son canon et cribler de chevrotines cet autre rat, celui qui se dresse devant lui. Mais il se détourne et s’éloigne, vers le bas de l’escalier et la pelouse humide de rosée. Il s’y engage… droit vers Sparta.
Nul chien ne l’accompagne. Sans doute pense-t-il qu’ils constituent une gêne, lorsqu’il veut chasser ce qu’il appelle les rats des arbres.
Kingman mourra donc le premier, une fois arrivé à mi-chemin. Puis ce sera au tour de Bill, s’il est toujours à découvert…
Elle écoute les bruits de succion et de glissement des bottes de caoutchouc de Kingman sur l’herbe gorgée d’eau. Le soleil est visible derrière la ramure des arbres de l’orée du bois dont il teinte les feuilles de rouge et de jaune, en mettant en relief le tracé de leurs veines.
Elle se ravise. Mieux vaut éliminer cet homme dans les bois puis revenir vers la demeure et y pénétrer, si nécessaire, pour abattre les invités les uns après les autres. Sans bruit. Sans témoins. D’une balle dans la tête, car c’est la méthode la plus efficace.
Kingman est à présent au milieu des fougères brunies par l’automne qui détrempent son pantalon de serge jusqu’aux genoux. Des troncs s’interposent, mais elle l’entrevoit par instants, avançant dans la brume.
Elle écoute toujours pour suivre sa progression et s’apprête à sortir de sa transe pour s’avancer et l’intercepter…
…lorsqu’elle entend d’autres pas.
Des vibrations à la limite de perception de son ouïe hyperdéveloppée, loin sur la droite. Une allure rythmée, lente et compliquée, évocatrice des dernières gouttes de pluie qui tombent d’un toit après un orage.
Un cerf. Deux. Des biches, plutôt, qui traversent les bois en quête de nourriture.
Mais un pas s’en détache, plus lent et plus lourd. Ce n’est pas un animal, même s’il se déplace de la même manière. Avec légèreté et souplesse. La démarche d’un pisteur.
Le garde-chasse de la propriété ? Impossible, car une demi-heure plus tôt il dormait dans sa chambre de l’aile ouest, après une soirée de beuverie.
La partie comporte un nouveau joueur.
Elle relève le vecteur du point d’origine de ce son puis cesse d’écouter et repart. Elle ne l’entend plus aussi bien mais imagine aisément la progression prudente de l’inconnu.
Voici venir Kingman, sur sa gauche. Il s’avance dans les broussailles avec la lourdeur d’un éléphant et l’assurance apportée par une parfaite connaissance des lieux. Elle s’éloigne sur la droite, pour ne pas couper la route du nouveau venu. Elle désire s’en rapprocher par-derrière, afin de l’identifier. Elle s’enfonce dans la forêt qui s’illumine, tous ses sens en éveil.
Elle s’arrête – de justesse – avant de le rejoindre. Si elle avait ignoré sa présence dans ces bois… Eh bien, cet homme est décidément très fort. Elle tremble, immobile contre l’écorce rugueuse d’un vieux chêne noueux.
Puis il se déplace et pénètre dans son champ de vision. Avec ses cheveux roux bouclés, son manteau en poil de chameau et ses gants en porc, il est presque mieux camouflé qu’elle au sein de ce feuillage d’automne. Sparta n’a plus aucune raison d’être surprise par son habileté.
L’homme orange. Il a failli la tuer sur Mars, puis sur Phobos. Une occasion d’éliminer la menace qu’il représente s’offre à elle, mais elle cède à une impulsion impossible à analyser – justice ? fair-play ? – et s’en abstient. Elle sait pourtant qu’il a abattu le médecin qui lui a permis de s’échapper de ce maudit sanatorium et – même si elle n’a établi aucun rapport précis dans son esprit – qu’il a tenté d’assassiner ses parents. Et peut-être réussi.
Elle laisse sa joue reposer contre un coussin de mousse accrochée à un tronc et retient sa respiration. Elle attend qu’il soit passé sur le tapis de feuilles mortes d’un ruisseau tari. Ses scrupules n’ont plus de raison d’être, à présent.
Il s’arrête.
Elle avance prudemment son visage, pour regarder au-delà de l’écorce. Elle ne peut le voir. Mais les pas de Kingman se rapprochent.
Le claquement du pistolet de l’homme orange rompt le calme du matin. Même sans son silencieux, elle reconnaît le calibre .38 à sa détonation…
…qui effraie les biches. Elles partent en bondissant plus loin dans la réserve et chargent les broussailles sans faire de pause pour regarder derrière elles, mais le bruit de leur fuite ne peut couvrir celui de la chute du cadavre. Kingman s’effondre tel un arbre abattu. Touché en pleine tête.
Elle éliminerait l’homme orange, si elle pouvait le voir, mais il s’éloigne déjà entre les troncs. Il se dirige calmement vers la maison. Elle se glisse derrière lui, jusqu’au moment où elle a une vue dégagée de la prairie et de la demeure.
Il est sorti des bois, à terrain découvert, sans se dissimuler. Tous les invités de Kingman sont réunis sur la terrasse. Ils discutent posément et le regardent approcher. Bill s’est détourné de la balustrade, détendu et arrogant.
Elle consacre quinze secondes à écouter…
— Nous partons donc pour Jupiter… dit Holly Singh. Mais Linda ne risque-t-elle pas d’y arriver avant nous, comme sur Phobos ?
Bill s’accorde un moment de réflexion puis déclare :
— En fait, ma chère, j’y compte bien.
Sa transe est brève. Lorsqu’elle en émerge, elle a pris une décision. Elle vise et presse la détente. La tête de l’homme orange éclate, plus rose qu’orangée.
Tirer les autres balles prend du temps, peut-être un tiers de seconde entre chaque munition. L’imprécision due à la distance prélève son tribut.
Seuls deux des quatre projectiles atteignent une cible.
Celui destiné à Bill le rate et touche Jack Noble, en plein ventre. Le deuxième va se perdre dans le mur de la maison. Le suivant file vers Holly Singh et pénètre dans son épaule, qu’il emporte avec la moitié de son cou. Le dernier se contente d’ébrécher un des piliers de la balustrade…
…et à présent tous les prophètes se sont jetés sur le sol, derrière la protection offerte par les montants de pierre. Quelques secondes plus tard, ils ripostent.
Mais Sparta est déjà repartie et court dans le sous-bois, encore plus agile que les biches.